L’île des esclaves est une comédie mettant en scène deux nobles Athéniens, Iphicrate et Euphrosine, qui se retrouvent échoués sur une île durant une tempête, en compagnie de leurs serviteurs, Arlequin et Cléanthis. L’île se trouve dirigé par des esclaves fugitifs. Ceux-ci y ont fondé une république. Ils y recueillent les naufragés et leurs imposent d’échanger leurs identités et leurs fonctions. Iphicrate et Euphrosine se résignent de très mauvaise grâce à subir la tyrannie de leurs anciens valets, qui souhaitent bénéficier de ce renversement de situation pour se venger. Cléanthis et Arlequin se font donc un malin plaisir d’offrir à leurs maîtres le spectacle ridicule de l’une de ces scènes galantes auxquelles ils ont si souvent assisté quand ils n’étaient que soubrette et laquais.
« Les rôles s’inversent »
Marivaux, L’île des esclaves, scène 6 – 1725
Cléanthis :
Je suis d’avis d’une chose, que nous disions qu’on nous apporte des siéges pour prendre l’air assis, et pour écouter les discours galants que vous m’allez tenir ; il faut bien jouir de notre état, en goûter le plaisir.
Arlequin :
Votre volonté vaut une ordonnance. (A Iphicrate.) Arlequin, vite des siéges pour moi, et des fauteuils pour Madame.
Iphicrate :
Peux-tu m’employer à cela ?
Cléanthis :
Tenez, tenez, promenons-nous plutôt de cette manière-là, et tout en conversant vous ferez adroitement tomber l’entretien sur le penchant que mes yeux vous ont inspiré pour moi. Car encore une fois nous sommes d’honnêtes gens à cette heure, il faut songer à cela ; il n’est plus question de familiarité domestique. Allons, procédons noblement, n’épargnez ni compliments ni réserves.
Arlequin :
Et vous, n’épargnez point les mines. Courage ; quand ce ne serait que pour nous moquer de nos patrons. Garderons-nous nos gens ?
Cléanthis :
Sans difficulté ; pouvons-nous être sans eux ? C’est notre suite ; qu’ils s’éloignent seulement.
Arlequin, à Iphicrate.
Qu’on se retire à dix pas.
Iphicrate et Euphrosine s’éloignent en faisant des gestes d’étonnement et de douleur. Cléanthis regarde aller Iphicrate, et Arlequin, Euphrosine.
Arlequin, se promenant sur le théâtre avec Cléanthis.
Remarquez-vous, Madame, la clarté du jour ?
Cléanthis :
Il fait le plus beau temps du monde ; on appelle cela un jour tendre.
Arlequin :
Un jour tendre ? Je ressemble donc au jour, Madame.
Cléanthis :
Comment ! Vous lui ressemblez ?
Arlequin : Eh palsambleu ! Le moyen de n’être pas tendre, quand on se trouve tête à tête avec vos grâces ? (A ce mot il saute de joie.) Oh ! Oh ! Oh !
Cléanthis :
Qu’avez-vous donc ? Vous défigurez notre conversation.
Arlequin :
Oh ! Ce n’est rien : c’est que je m’applaudis.
Cléanthis :
Rayez ces applaudissements, ils nous dérangent. (Continunant.) Je savais bien que mes grâces entreraient pour quelque chose ici. Monsieur, vous êtes galant ; vous vous promenez avec moi, vous me dites des douceurs ; mais finissons, en voila assez, je vous dispense des compliments.
Arlequin :
Et moi, je vous remercie de vos dispenses.
Cléanthis :
Vous m’allez dire que vous m’aimez, je le vois bien ; dites, Monsieur, dites ; heureusement on n’en croira rien. Vous êtes aimable, mais coquet, et vous ne persuaderez pas.
Arlequin, l’arrêtant par le bras, et se mettant à genoux.
Faut-il m’agenouiller, Madame, pour vous convaincre de mes flammes, et de la sincérité de mes feux ?
Cléanthis :
Mais ceci devient sérieux. Laissez-moi, je ne veux point d’affaires ; levez-vous. Quelle vivacité ! Faut-il vous dire qu’on vous aime ? Ne peut-on en être quitte à moins ? Cela est étrange.
Arlequin, riant à genoux.
Ah ! Ah ! Ah ! Que cela va bien ! Nous sommes aussi bouffons que nos patrons, mais nous sommes plus sages.