Discours Jean Jaurès sur l’idée socialiste
Séance parlementaire du 3 juillet 1897
Messieurs, si j’étais capable – et je ne le suis point – d’apporter ici une grande nouveauté, je crois bien que je m’en garderais. II y a aujourd’hui dans le monde – je dis à dessein : dans le monde – un parti socialiste, une idée socialiste. A coup sûr ce parti est d’esprit libre, toujours attentif aux mouvements de la réalité, toujours prêt à réviser sous la leçon des faits ses formules mêmes essentielles. Mais enfin, depuis un siècle de recherches intellectuelles et de luttes ouvrières, il a abouti à une conception générale, et il n’y a pas lieu jusqu’ici de la tenir pour incomplète ou pour insuffisante.
Le socialisme universel affirme à l’heure actuelle que pour émanciper les travailleurs il n’y a aujourd’hui qu’une solution, oh ! blessante pour beaucoup d’intérêts, troublante pour beaucoup de préjugés, pénible même à beaucoup de bonnes volontés hésitantes, pénible peut-être à ceux qui dans la lutte purement politique sont nos voisins de combat, mais qui sont séparés de nous par certaines conceptions économiques fondamentales. Oui, il y a une conception commune à laquelle ont abouti les socialistes de toutes les écoles et de tous les pays : c’est qu’il n’y a qu’un moyen de libérer le prolétariat ; c’est, partout où il y a divorce, où il y a séparation de la propriété et du travail, de remplacer ce qu’on appelle le capital, c’est-à-dire la propriété privée des moyens de production, par la propriété sociale commune ou collectiviste des moyens de production. Et sans faiblesse, sans hésitation, sachant bien que cette formule générale saura bien dans son unité s’adapter à la diversité des conditions économiques, nous la proclamons pour le monde paysan comme pour le monde industriel. (Applaudissements à l’extrême gauche.)
Et nous ne pouvons pas ne pas la proclamer. Elle est, je le répète, le résultat de tout un siècle d’efforts intellectuels et de combats ouvriers. Pour y aboutir, il a fallu que l’expérience, que la dure réalité brisât tous les systèmes intermédiaires, tous les systèmes transactionnels ou s’essayait timidement la bonne foi des réformateurs.
Les saint-simoniens avaient imaginé que pour assurer la prédominance du travail il suffirait de transférer de la classe noble et militaire, c’est-à-dire, à leurs yeux, de la classe oisive, à la classe industrielle, la propriété et le pouvoir. Et dans la classe industrielle ils ne distinguaient pas le capital et le travail ; mais dans l’intérieur de cette classe industrielle que le saint-simonisme n’a regardée et n’a jugée qu’en bloc, le développement économique a produit une scission entre le capital et le salariat, et la solution saint-simonienne a été brisée par le mouvement même des choses.
De même, Fourier avait imaginé de guérir les souffrances et les laideurs de cette société qu’il voulait transformer par les prodiges de son imagination créatrice : il avait imaginé de guérir ces souffrances et ces laideurs par ces associations spontanées qui s’enchaîneraient dans des harmonies merveilleuses. Et voici que ce sont d’abord les seules associations du capital qui se sont produites, et que là ou Fourier voyait une association suprême d’harmonie et de libération il s’est trouvé qu’il y avait simplement un moyen de force pour la seule puissance capitaliste elle-même.
Et, de même, lorsque Proudhon, pour sauver la classe des petits artisans menacés d’expropriation par le capitalisme, a imaginé d’instituer le crédit gratuit, il a oublié que le crédit gratuit était en contradiction violente avec le régime capitaliste lui-même et qu’il n’y avait qu’un moyen de procurer aux travailleurs, à tous les travailleurs le crédit gratuit, c’était de leur remettre, par l’intermédiaire de la nation et sous la forme de la propriété sociale, la propriété gratuite des moyens de production. (Applaudissements à l’extrême gauche.)
Et pendant qu’ainsi tombaient les uns après les autres les systèmes transactionnels ruinés précisément par leur esprit de transaction, la classe ouvrière elle-même était obligée de renoncer au rêve de conciliation fraternelle qu’elle avait fait avec le capital.
Vous savez bien, messieurs, que c’est ce grand rêve généreux et funeste qui a empli la République et la Révolution de 1848 ; vous savez bien que c’est dans ces recherches incertaines, tâtonnantes, de conciliation impossible, qu’elle a usé ses premiers mois, les mois définitifs. Et qu’est-il advenu ? Ce sont les journées de Juin qui ont répondu à ce rêve de fraternité et de conciliation ; c’est en Allemagne la contre-révolution écrasant la démocratie allemande, mal servie par la puissance vaguement doctrinaire du Parlement de Francfort ; c’est, dans les faubourgs de Vienne, les ouvriers écrasés par la réaction autrichienne et par la réaction slave ! Et pendant que l’expérience, pendant que l’âpre développement économique écrasait dans les cerveaux les systèmes transactionnels, l’âpre brutalité capitaliste écrasait dans la rue les rêves vagues et incertains de conciliation chimérique que les classes ouvrières avaient formés.
Et alors, peu a peu, la pensée socialiste grandissait en audace ; la classe ouvrière grandissait en audace et en affirmation, et le socialisme disait qu’une seule ressource de libération restait aux peuples opprimés : c’était la transformation de la propriété capitaliste en propriété sociale, pour que tous les producteurs devinssent copropriétaires des instruments de travail ; et la classe ouvrière affirmait qu’elle ne pouvait plus, après les déceptions et les expériences du passé, attendre sa libération de la bonne volonté des dirigeants ou du sentimentalisme vague des philanthropes, qu’elle ne pouvait l’attendre que d’elle-même, organisée en un parti conscient pour la conquête du pouvoir et de la propriété.
Et voilà pourquoi la conception socialiste d’aujourd’hui, celle qui est affirmée dans l’ancien et le nouveau monde, en ses grands traits, par tous les partis socialistes du globe, voilà pourquoi cette doctrine socialiste il ne dépend pas de nous de la modifier, parce qu’elle résume, je le répète, et qu’elle porte en elle toute la substance intellectuelle d’un siècle de pensée et de lutte, de tout un siècle de combat ouvrier. Et pas plus qu’il ne nous appartient, à nous, de la modifier, de la remanier au gré de timidités passagères et de préjugés qui disparaîtront, pas plus qu’il ne nous est permis de la modifier ou de la renier partiellement, vous ne l’arrêterez et vous n’en diminuerez la force en lui adressant de subtiles questions de détail sur les modes particuliers et infinitésimaux par lesquels elle se réalisera. (Applaudissements à l’extrême gauche. Mouvements divers.) Ah ! messieurs, vous pouvez sourire…
M. Antoine Perrier (Savoie). – C’est le point capital ! C’est là surtout où l’on vous attend.
M. JAURÈS. – Oui, monsieur Antoine Perrier, c’est le point capital. Si l’on avait dit à vos ancêtres – j’entends les ancêtres de cette puissance semi-bourgeoise, semi-populaire qui est installée aujourd’hui au pouvoir politique et social – si, à la veille du jour où par tous ses philosophes, par les critiques de tous ses penseurs, par le déchaînement de tous ses pamphlets, elle critiquait le vieux régime féodal, on lui avait demandé de prédire et de dessiner le développement de l’être nouveau qui dormait dans l’œuf révolutionnaire et de prévoir après la Constituante la Législative, après la Législative la Convention, et, de répercussion en répercussion, les formes politiques et sociales qui nous gouvernent aujourd’hui ; si on avait dit à tous ces paysans attachés à la glèbe féodale, à tous ces bourgeois humiliés par l’orgueil des nobles qu’ils devaient attendre pour secouer le joug et pour lever la tête qu’un architecte minutieux eût décrit le mobilier de la société nouvelle, vous seriez encore dans l’ancienne ! (Vifs applaudissements à l’extrême gauche.)
Mais, messieurs, je n’entends pas me dérober par là à vos questions les plus générales. J’ai le droit de dire simplement que devant cette force du travail qui monte et qui revendique son droit, il est assez puéril de demander, je le répète, les modes secondaires et subalternes d’application par lesquels elle se réalisera. Il vous plaît de demander leur formule chimique à chacun des atomes de cette mer qui monte, qui demain couvrira tous vos rivages ; ce ne sont pas ces vaines curiosités qui l’arrêteront !
Mais, dans tous les cas, j’ai lu encore que si nous apportions une formule, ce ne pourrait être qu’une formule germanique. C’est le lieu commun de nos ennemis ; ils oublient que le socialisme allemand lui-même, par toutes ses origines, par toutes ses racines, tient à la terre même de France, qu’il le proclame, l’affirme et s’en glorifie.
Non, ce n’est ni le socialisme germanique, ni celui d’un autre pays, c’est le socialisme humain, et si, à ce socialisme humain il fallait donner une nuance nationale, c’est la nuance de la France, du premier peuple émancipé, que porterait à cette heure le socialisme universel. (Très bien ! très bien ! à l’extrême gauche.)
Et la preuve, c’est que pour préciser l’œuvre révolutionnaire nouvelle qu’accomplira, en ce qui concerne la propriété de la terre, le socialisme triomphant, il m’est facile de me reporter aux traditions, aux formules mêmes, aux principes et aux procédés de cette Révolution française que, sans cesse, vous revendiquez contre nous.
Oui, je suppose un moment que, de même qu’il y a un siècle, une grande crise nationale amenât à Versailles une représentation nouvelle de la nation, je suppose qu’ici, dans quelques années et de quelque manière que se soient déroulés les événements, – que ce soit par l’évolution régulière du suffrage universel que plusieurs nations en Europe songent à violenter contre nous ou que ce soit, comme au 4 septembre, par une poussée subite des événements, – je suppose qu’ici il y ait une Assemblée nouvelle, et que tout à coup, au lieu de voir, d’un bout à l’autre de cette Assemblée, les représentants naturels, légitimes des intérêts, grands ou petits, d’aujourd’hui, les représentants de la grande propriété terrienne, de la banque, de la haute industrie, de la riche agriculture, ou bien ces représentants de la bourgeoisie moyenne, avocats, médecins qui, sans intérêt social bien constitué, sans plan social bien défini, suivent à peu près les événements et les forces dominantes, qu’il y ait sur ces bancs, envoyés par la classe ouvrière, des travailleurs sortie de l’usine et décidés à transformer la propriété privée en propriété sociale ; je suppose qu’il y vienne aussi des paysans dressés sur la glèbe, affranchis de leurs vieux préjugés, comprenant que, pour eux, il n’y a de propriété possible que par une transformation de la propriété générale et, à côté d’eux, cette partie de la bourgeoisie qui a rompu les ponts derrière elle, qui a brisé, par des déclarations absolues et par une conduite conforme à ces déclarations, tous les liens qui la rattachaient à la classe dominante, et aussi ces hommes de savoir, ces hommes de recherches, que vous inquiétez aujourd’hui, dans toutes nos grandes écoles, jusque dans l’intimité de leur pensée libre et dans leur conscience de savants, ces hommes qui se disent aujourd’hui qu’ils peuvent être disgraciés demain par M. Rambaud s’ils adhèrent à une doctrine socialiste qui leur paraîtra la vérité, je suppose que tous ces hommes, paysans, ouvriers, savants, ingénieurs, agronomes, toute la science socialiste, tout le travail socialiste, siègent ici ; quel sera leur premier décret ? quel sera leur premier acte ?
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