Discours de Mirabeau sur la responsabilité ministérielle
Ce discours a été prononcé par Mirabeau le 16 juillet 1789 à l’Assemblée Nationale Constituante. Il répond ici à Antoine Pierre Barnave qui lance le débat sur la responsabilité ministérielle. Le sujet de la controverse portait notamment ici sur le cas de Jacques Necker renvoyé le 11 juillet par Louis XVI.
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Dans une circonstance aussi urgente, je pourrais éviter toute controverse, puisque le préopinant (Barnave), obligé de convenir avec nous que le roi, nous ayant consulté, nous avons le droit et le devoir de lui proposer ce que nous croirons opportun, ne s’oppose point à l’adresse pour le renvoi des ministres. Mais je ne crois pas qu’il soit jamais permis dans cette Assemblée de laisser sans réclamation violer, même dans un discours, les principes, et de composer avec les amours-propres aux dépens de la vérité.
S’il est une maxime impie et détestable, ce serait celle qui interdirait à l’Assemblée nationale de déclarer au monarque que son peuple n’a point de confiance dans ses ministres. Cette opinion attaque à la fois et la nature des choses, et les droits essentiels du peuple, et la loi de la responsabilité des ministres, loi que nous sommes chargés de statuer ; loi plus importante encore, s’il est possible, au roi qu’à son peuple, loi qui ne sera jamais librement en exercice si les représentants du peuple n’ont pas l’initiative de l’accusation ; qu’il me soit permis de m’exprimer ainsi.
Eh ! Depuis quand les bénédictions et les malédictions du peuple ne sont-elles plus le jugement des bons ou des mauvais ministres ? Pourquoi une Nation qui est représentée, s’épuiserait-elle en vains murmures, en stériles imprécations, plutôt que de faire entendre le vœu de tous par ses organes assermentés ? Le peuple n’a-t-il pas placé le trône entre le ciel et lui, afin de réaliser, autant que le peuvent les hommes, la justice éternelle, et anticiper sur ses décrets, du moins pour le bonheur de ce monde ? Mais vous voulez donc confondre les pouvoirs ?…
Nous aurons bientôt occasion d’examiner cette théorie des trois pouvoirs, laquelle, exactement analysée, montrera peut-être la facilité de l’esprit humain à prendre des mots pour des choses, des formules pour des arguments, et à se routiner vers un certain ordre d’idées, sans revenir jamais à examiner l’intelligible définition qu’il a prise pour un axiome. Les valeureux champions des trois pouvoirs tâcheront alors de nous faire comprendre ce qu’ils entendent par cette grande locution de trois pouvoirs ; et, par exemple, comment ils conçoivent le pouvoir judiciaire distinct du pouvoir exécutif ; ou même le pouvoir législatif sans aucune participation au pouvoir exécutif.
Il me suffit aujourd’hui de leur dire : vous oubliez que ce peuple, à qui vous opposez les limites des trois pouvoirs, est la source de tous les pouvoirs, et que lui seul peut les déléguer. Vous oubliez que c’est au souverain que vous disputez le contrôle des administrateurs. Vous oubliez enfin que nous, les représentants du souverain, nous devant qui sont suspendus tous les pouvoirs, et même ceux du chef de la Nation, s’il ne marche point d’accord avec nous, vous oubliez que nous ne prétendons point à placer, ni déplacer les ministres en vertu de nos décrets, mais seulement à manifester l’opinion de nos commettants sur tel ou tel ministre. Eh ! Comment nous refuseriez-vous ce simple droit de déclaration, vous qui nous accordez celui de les accuser, de les poursuivre, et de créer le tribunal qui devra punir ces artisans d’iniquités dont, par une contradiction palpable, vous nous proposez de contempler les œuvres dans un respectueux silence ? Ne voyez-vous donc pas combien je fais aux gouverneurs un meilleur sort que vous, combien je suis plus modéré ? Vous n’admettez aucun intervalle entre un morne silence et une dénonciation sanguinaire. Se taire ou punir, obéir ou frapper, voilà votre système. Et moi, j’avertis avant de dénoncer ; je récuse avant de flétrir ; j’offre une retraite à l’inconsidération ou à l’incapacité avant de traiter de crimes. Qui de nous a plus de mesure et d’équité ?
Mais voyez la Grande-Bretagne : que d’agitation populaire n’y occasionne pas ce droit que vous réclamez ! C’est lui qui a perdu l’Angleterre… L’Angleterre est perdue ! Ah grand Dieu ! Quelle sinistre nouvelle ! Eh ! Par quelle latitude s’est-elle donc perdue ? Ou quel tremblement de terre, quelle convulsion de la nature a englouti cette île fameuse, cet inépuisable foyer de si grands exemples, cette terre classique des amis de la liberté ?… Mais vous me rassurez… L’Angleterre fleurit encore pour l’éternelle instruction du monde : l’Angleterre répare dans un glorieux silence les plaies qu’au milieu d’une fièvre ardente elle s’est faite ! L’Angleterre développe tous les genres d’industrie, exploite tous les filons de la prospérité humaine, et tout à l’heure encore elle vient de remplir une grande lacune de sa Constitution avec toute la vigueur de la plus énergique jeunesse, et l’imposante maturité d’un peuple vieilli dans les affaires publiques… Vous ne pensiez donc qu’à quelques dissensions parlementaires ; ou plutôt c’est apparemment la dernière dissolution du Parlement qui vous effraie.
Je ne vous dirai pas que, sur votre exposé, il est évident que vous ignorez les causes et les détails de ce grand événement, qui n’est point une révolution, comme vous l’appelez ; mais je vous dirai que cet exemple offre la preuve la plus irrésistible que l’influence d’une Assemblée nationale sur les ministres ne peut jamais être désastreuse, parce qu’elle est nulle, cette influence, aussitôt que le sénat en abuse.
Qu’est-il arrivé, en effet, dans cette circonstance rare où le roi d’Angleterre, étayé d’une très faible minorité, n’a pas craint de combattre la formidable Assemblée nationale, et de la dissoudre ? Soudain l’édifice fantastique d’une opposition colossale s’est écoulé sur ses frêles fondements, sur cette coalition stupide et factieuse qui semblait menacer de tout envahir. Eh ! Quelle est la cause d’un changement si subit ? C’est que le peuple était de l’avis du roi et non de celui du Parlement. Le chef de la Nation dompta l’aristocratie législative par un simple appel au peuple, à ce peuple qui n’a jamais qu’un intérêt, parce que le bien public est essentiellement le sien. Ses représentants revêtus d’une invisible puissance, et presque d’une véritable dictature, quand ils sont la véritable dictature, quand ils sont les organes de la volonté générale, ne sont que des Pygmées impuissants, s’ils osent substituer à leur mission sacrée des vues intéressées ou des passions particulières. Livrons-nous donc, sans crainte, à l’impulsion de l’opinion publique ; loin de redouter, invoquons sans cesse le contrôle universel ; c’est la sentinelle incorruptible de la patrie ; c’est le premier instrument auxiliaire de toute bonne Constitution ; c’est l’unique surveillant, le seul et puissant compensateur de toute Constitution vicieuse ; c’est le garant sacré de la paix sociale, avec laquelle nul individu, nul intérêt, nulle considération ne peuvent entrer en balance.