Ce discours de Lamartine a été prononcé le 24 février 1848, en pleine insurrection parisienne. Louis-Philippe a abdiqué. La Chambre des députés tient ce jour, sa dernière séance. Lamartine prononce le dernier discours du régime, dans lequel il refuse la régence de la duchesse d’Orléans et demande la création d’un gouvernement provisoire de la République. Ce discours sera l’apogée de sa carrière politique.
M. de Lamartine : « Messieurs, j’ai partagé aussi profondément que qui ce soit parmi vous le double sentiment qui a agité tout à l’heure cette enceinte en voyant l’un des spectacles les plus touchants que puissent présenter les annales humaines, celui d’une princesse auguste se défendant avec son fils innocent, et venant se jeter du milieu d’un palais désert au milieu de la représentation du peuple. « (Très bien ! Très bien ! » « Ecoutez, Ecoutez ! ― « On n’a pas entendu ! Répétez ! ) »
Je demande à répéter ma phrase et je vous prie d’attendre celle qui va la suivre. Je disais, messieurs, que j’avais partagé aussi profondément que qui que ce soit dans cette enceinte le double sentiment qui l’avait agitée tout à l’heure. Et ici je ne fais aucune distinction, car le moment n’en veut pas, entre la représentation nationale et la représentation des citoyens, de tout le peuple, et de plus c’est le moment de l’égalité, et cette égalité ne servira, j’en suis sûr, qu’à faire reconnaître la hiérarchie de la mission que des hommes spéciaux ont reçue de leur pays, pour donner, non pas l’apaisement, mais le premier signal de rétablissement de la concorde et de la paix publique (« Bravo ! Bravo ! » )
Mais, Messieurs, si je partage l’émotion qu’inspire ce spectacle attendrissant des plus grandes catastrophes humaines, si je partage le respect qui vous anime tous, à quelque opinion que vous apparteniez, dans cette enceinte, je n’ai pas partagé moins vivement le respect pour ce peuple glorieux qui combat depuis trois jours pour redresser un gouvernement perfide, et pour rétablir sur une base désormais inébranlable l’empire de l’ordre et l’empire de la liberté. (Applaudissements.)
Messieurs, je ne me fais pas l’illusion qu’on se faisait tout à l’heure à cette tribune ; je ne me figure pas qu’une acclamation spontanée arrachée à une émotion et à un sentiment publics puisse constituer un droit solide et inébranlable pour un gouvernement de 35 millions d’hommes.
Je sais que ce qu’une acclamation proclame, une autre acclamation peut l’emporter, et quel que soit le gouvernement qu’il plaise à la sagesse et aux intérêts de ce pays de se donner, dans la crise où nous sommes, il importe au peuple, à toutes les classes de la population, à ceux qui ont versé quelques gouttes de leur sang dans cette lutte, d’en cimenter un gouvernement populaire, solide, inébranlable enfin. (Applaudissements.)
Eh bien ! Messieurs, comment le faire ? Comment le trouver parmi ces éléments flottants, dans cette tempête où nous sommes tous emportés et où une vague vient surmonter à l’instant même la vague qui vous a apportés jusque dans cette enceinte ? Comment trouver cette base inébranlable ? En descendant dans le fond même du pays, en allant extraire, pour ainsi dire, ce grand mystère du droit national (Sensation profonde.), d’où sort tout ordre, toute vérité, toute liberté.
C’est pour cela que, loin d’avoir recours à ces subterfuges, à ces surprises, à ces émotions, dont un pays, vous le voyez, se repent tôt ou tard («Oui ! Oui ! »), lorsque ces fictions viennent à s’évanouir, en ne laissant rien de solide, de permanent, de véritablement populaire et d’inébranlable sous les pas du pays , c’est pour cela que je viens appuyer de toutes mes forces la double demande que j’aurais faite le premier à cette tribune, si on m’avait laissé monter au commencement de la séance, la demande, d’abord d’un gouvernement, je le reconnais, de nécessité, d’ordre public, de circonstance, d’un gouvernement qui étanche le sang qui coule, d’un gouvernement qui arrête la guerre civile entre les citoyens… (Acclamations.)
(L’un des hommes de la foule, qui est debout dans l’hémicycle, remet son sabre dans le fourreau en disant (« Bravo ! Bravo ! » )
Une voix : Plus de royauté !
M. de Lamartine : … d’un gouvernement qui suspende ce malentendu terrible qui existe depuis quelques années entre les différentes classes de citoyens et qui, en nous empêchant de nous reconnaître pour un seul peuple, nous empêche de nous aimer et de nous embrasser (Très bien ! Très bien !)
Je demande donc que l’on constitue à l’instant, du droit de la paix publique, du droit du sang qui coule, du droit du peuple qui peut être affamé du glorieux travail qu’il accomplit depuis trois jours, je demande que l’on constitue un gouvernement provisoire… (« Bravo ! Bravo !) », un gouvernement qui ne préjuge rien, ni de nos droits, ni de nos ressentiments, ni de nos sympathies, ni de nos colères, sur le gouvernement définitif qu’il plaira au pays de se donner quand il aura été consulté. (C’est cela ! C’est cela !) Je demande donc un gouvernement provisoire « (Oui ! Oui !) »
De toutes parts : Les noms des membres du gouvernement provisoire.
(Plusieurs personnes présentent une liste à M. de Lamartine.)
M. de Lamartine : Attendez ! Ce gouvernement provisoire aura pour mission, selon moi, pour première et grande mission, 1° d’établir la trêve indispensable, la paix publique entre les citoyens ; 2° de préparer à l’instant les mesures nécessaires pour convoquer le pays tout entier, et pour le consulter, pour consulter la garde nationale toute entière « (Oui ! Oui !) », le pays tout entier, tout ce qui porte dans son titre d’homme les droits du citoyen (Applaudissements prolongés.)
Un dernier mot. Les pouvoirs qui se sont succédé depuis cinquante ans …
(A ce moment on entend retentir du dehors des coups violents aux portes de l’une des tribunes publiques. Les portes cèdent bientôt sous des coups de crosses de fusils. Des hommes du peuple mêlés de gardes nationaux y pénètrent en criant : « A bas la Chambre ! Pas de députés ! » Un de ces hommes abaisse le canon de son fusil dans la direction du bureau. Les cris « Ne tirez pas ! Ne tirez pas ! C’est M. de Lamartine qui parle ! » retentissent avec force. Sur les instances de ces camarades, l’homme relève son fusil. Devant le tumulte, le président lève la séance, la duchesse d’Orléans, les princes et Barrot quittent les lieux, mais le peuple, les gardes nationaux et plusieurs députés, essentiellement de gauche restent dans la salle. Encouragé par la foule, le probe et vénérable Dupont de l’Eure ― il a 80 ans ― député depuis le Directoire, prend la présidence. En raison du bruit, Lamartine ne peut reprendre la parole qu’après un long moment)..
M. de Lamartine : Messieurs, la proposition qui a été faite, que je suis venu soutenir et que vous avez consacrée par vos acclamations à cette tribune, elle est accomplie. Un gouvernement provisoire va être proclamé nominativement. » (« Bravo ! Bravo ! »― « Vive Lamartine »)