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Discours Winston Churchill à Fulton

Discours Winston Churchill à Fulton le 5 mars 1946

Le discours de Winston Churchill du 5 mars 1946 au Westminster College, de Fulton dans le Missouri, en présence du président américain Truman, est rentré dans l’histoire par la dénonciation du « Rideau de fer » qui divise l’Europe de Stettin à Trieste. Mais ce discours exprime aussi l’idée d’une « relations spéciale » entre les peuples anglophones, et un plus vaste programme d’organisation du monde sous le titre « The Sinews of Peace » qui peut se traduire par « Le nerf de la paix ».

M. le président McCluer,

Mesdames et Messieurs,

et le dernier, mais non le moindre, Monsieur le président des États-Unis d’Amérique,

Je suis heureux d’être à Westminster College cet après-midi, et je suis flatté qu’une institution à la réputation aussi solidement établie souhaite me conférer un doctorat honoris causa.

Le nom de « Westminster » m’est quelque peu familier. Il me semble l’avoir déjà entendu. En effet, c’est à Westminster que j’ai reçu une très grande partie de mon éducation en politique, en dialectique, en rhétorique et dans une ou deux autres matières encore. En fait, en matière d’éducation, ce sont deux institutions identiques, ou similaires, ou du moins analogues.

C’est également un honneur, Mesdames et Messieurs, et un honneur peut-être quasiment unique, pour un visiteur privé d’être présenté à une audience académique par le président des États-Unis. Au milieu de ses lourdes charges, tâches et responsabilités – qu’il n’a pas recherchées, mais devant lesquelles il ne recule pas – le Président a fait ce voyage de plus de mille kilomètres pour honorer et rehausser notre réunion d’aujourd’hui, qui me donne l’occasion de m’adresser à cette nation alliée, ainsi qu’à mes compatriotes au-delà de l’océan et peut-être à quelques autres pays encore. Le Président vous a dit que c’est son vœu et je suis sûr que c’est aussi le vôtre, que j’aie toute liberté d’exprimer mon opinion honnête et loyale en ces temps d’anxiété et de déroute. Je vais bien évidemment user de cette liberté, d’autant plus que toutes les ambitions personnelles que j’ai pu caresser dans ma jeunesse ont été satisfaites au-delà de mes rêves les plus audacieux. Permettez-moi toutefois de préciser clairement que je n’ai aucune mission ni aucune habilitation officielles quelles qu’elles soient et que je parle uniquement en mon nom personnel. Il n’y a rien d’autre ici que ce que vous voyez.

C’est pourquoi, fort de l’expérience de toute une vie, je puis permettre à mon esprit de s’attarder sur les problèmes qui nous accablent au lendemain de notre victoire absolue par les armes et tenter, de toutes mes forces, de faire en sorte que ce qui a été gagné au prix de tant de sacrifices et de souffrances soit préservé pour la gloire et la sécurité futures de l’humanité.

Les États-Unis, Mesdames et Messieurs, sont actuellement au pinacle de la puissance mondiale. C’est un moment solennel pour la démocratie américaine car la primauté en matière de puissance s’accompagne aussi d’une responsabilité redoutable pour l’avenir. En regardant autour de vous, vous devez éprouver non seulement le sentiment du devoir accompli, mais également la crainte de tomber en-dessous du niveau atteint. Une chance s’ouvre ici à nos deux pays, claire et lumineuse. Si nous la rejetons, si nous l’ignorons ou si nous la gaspillons, nous attirerons sur nous tous les longs reproches des générations futures. Il faut que la fermeté d’esprit, la persistance de l’intention et une grande simplicité de décision guident et régissent la conduite des peuples anglophones en temps de paix comme elles l’ont fait en temps de guerre. Nous devons, et je suis sûr que nous le ferons, nous montrer à la hauteur de cette lourde exigence.

Président McCluer, lorsque les militaires américains abordent une situation sérieuse, ils ont coutume d’écrire au-dessus de leur directive les mots « concept stratégique global ». Il y a de la sagesse dans cette attitude car elle mène à la clarté d’esprit. Quel est donc notre concept stratégique global aujourd’hui ? Ce n’est rien de moins que la sécurité et le bien-être, la liberté et le progrès pour les foyers et les familles, pour tous les hommes et toutes les femmes dans tous les pays. Je pense tout particulièrement ici à la myriade de petites maisons et d’appartements où les salariés s’efforcent au milieu des vicissitudes et des difficultés de la vie de préserver leurs épouses et leurs enfants des privations et d’élever leur famille dans la crainte du Seigneur ou selon des conceptions éthiques dont le rôle est souvent important.

Pour assurer la sécurité de ces innombrables foyers, il faut les protéger contre les deux affreux maraudeurs que sont la guerre et la tyrannie. Nous connaissons tous les effroyables bouleversements qui accablent une famille ordinaire lorsque la malédiction de la guerre frappe le père de famille et ceux pour qui il travaille et peine. Les terribles destructions qui se sont abattues sur l’Europe, avec toutes ses gloires anéanties, et sur de vastes parties de l’Asie nous saute aux yeux. Lorsque les desseins conçus par des hommes frappés de folie ou les envies agressives d’États puissants rompent sur de vastes étendues le cadre de la société civilisée, les gens humbles sont confrontés à des difficultés auxquelles ils ne peuvent pas faire face. Pour eux, tout est déformé, tout est cassé et même réduit en bouillie.

Je me tiens ici, devant vous, en cet après-midi paisible et je frémis en pensant à ce que vivent des millions d’hommes maintenant et à ce qui va leur arriver lorsque la famine régnera sur la terre. Nul ne peut évaluer ce qui a été appelé « la somme inestimable de la douleur humaine ». Notre tâche et notre devoir suprêmes exigent que nous préservions les foyers des gens humbles des horreurs et des misères d’une nouvelle guerre. Nous sommes tous d’accord là-dessus.

Après avoir proclamé leur « concept stratégique global » et évalué les ressources disponibles, nos collègues militaires américains passent toujours à l’étape suivante, à savoir la méthode. Là encore, nous sommes largement d’accord. Une organisation mondiale a déjà été instaurée, dont la mission première est d’empêcher la guerre. L’ONU, qui succède à la Société des Nations, avec l’adhésion déterminante des États-Unis et tout ce que cela implique, a déjà commencé à travailler. Nous devons faire en sorte que son travail porte des fruits, qu’elle soit une réalité et non une fiction, qu’elle soit une force tournée vers l’action et non seulement un flot de paroles creuses, qu’elle soit un vrai temple de la paix où pourront un jour être suspendus les boucliers de beaucoup de nations, et non seulement un poste de contrôle dans une tour de Babel. Avant de nous défaire de nos armements nationaux, qui constituent une assurance solide pour notre sécurité, nous devons être sûrs que notre temple a été construit non pas sur des sables mouvants ou des bourbiers, mais sur du roc. Il suffit d’ouvrir les yeux pour voir que notre sentier sera ardu et long, mais si nous persévérons ensemble, comme nous l’avons fait dans les deux Guerres mondiales – mais non pas, hélas, dans l’intervalle qui les a séparées -, je ne doute pas que nous finirons par accomplir notre mission commune.

Je tiens à faire, à cet égard, une proposition d’action précise et concrète. Nous avons beau instituer des tribunaux et des magistrats, ils ne pourront pas fonctionner sans police. L’Organisation des Nations unies doit être équipée dès le départ d’une force armée internationale. Nous ne pouvons avancer ici qu’à petits pas mais nous devons commencer tout de suite. Je propose que chaque Puissance et chaque État soit invité à déléguer un certain nombre d’escadrilles aériennes au service de l’organisation mondiale. Ces escadrilles pourraient être entraînées et préparées dans leur propre pays mais se déplaceraient par voie de rotation d’un pays à l’autre. Elles porteraient l’uniforme de leur propre pays mais avec des insignes différents. Elles ne seraient pas appelées à intervenir contre leur propre nation mais pour le reste elles seraient sous les ordres de l’organisation mondiale. Cette initiative pourrait commencer à petite échelle et s’étendre à mesure que grandira la confiance. J’aurais voulu déjà qu’elle soit prise après la Première Guerre mondiale et je suis fermement convaincu qu’elle pourra l’être maintenant.

Il serait cependant erroné et imprudent, Mesdames et Messieurs, de confier le secret de la connaissance ou de l’expérience de la bombe atomique, que partagent désormais les États-Unis, la Grande-Bretagne et le Canada, à une organisation mondiale encore dans l’enfance. Ce serait folie criminelle que de le divulguer dans ce monde toujours agité et désuni. Personne, dans aucun pays, n’a vu son sommeil troublé en sachant que cette connaissance ainsi que la méthode et les matières premières nécessaires pour la mettre en pratique se trouvent aujourd’hui essentiellement entre les mains de l’Amérique. Je ne pense pas que nous aurions tous dormi si profondément si la situation avait été renversée et qu’un État communiste ou néofasciste détenait actuellement le monopole de ces porteurs de terreur. La seule peur qu’ils inspirent aurait très bien pu suffire pour imposer des systèmes totalitaires sur le monde démocratique libre, avec des conséquences terrifiantes pour l’imagination des hommes. Dieu a voulu qu’il n’en soit rien et nous disposons au moins d’un répit pour mettre de l’ordre dans notre maison avant que nous ayons à affronter ce péril : même alors, si nous ne ménageons pas nos efforts, notre supériorité devrait être telle qu’elle empêchera efficacement les autres de s’en servir ou de menacer de s’en servir. Lorsque enfin la fraternité profonde entre les hommes sera réellement ancrée et exprimée dans une organisation mondiale, avec toutes les mesures de sauvegarde concrètes qui seront nécessaires pour la rendre efficace, ces pouvoirs seront naturellement confiés à cette organisation mondiale.

J’en arrive maintenant au second danger qui menace les maisons, les foyers et les gens humbles, à savoir la tyrannie. Nous ne pouvons fermer les yeux devant le fait que les libertés dont jouit chaque citoyen partout aux États-Unis et partout dans l’Empire britannique n’existent pas dans un nombre considérable de pays, dont certains sont très puissants. Dans ces États un contrôle est imposé à tout le monde par différentes sortes d’administrations policières toutes puissantes. Le pouvoir de l’État est exercé sans restriction, soit par des dictateurs, soit par des oligarchies compactes qui agissent par l’entremise d’un parti privilégié et d’une police politique. A un moment où les difficultés sont si nombreuses, notre devoir n’est pas d’intervenir par la force dans les affaires intérieures de pays que nous n’avons pas conquis pendant la guerre. Toutefois nous ne devons jamais cesser de proclamer sans peur les grands principes de la liberté et les droits de l’homme, qui sont l’héritage commun du monde anglophone et qui, en passant par la Grande Charte, la Déclaration des Droits, le Habeas Corpus, les jugements par un jury et le droit civil anglais trouvent leur plus célèbre expression dans la Déclaration d’Indépendance américaine.

Tout cela signifie que les populations de n’importe quel pays ont le droit et devraient avoir la possibilité, constitutionnellement garantie, de choisir ou de changer le caractère ou la forme du gouvernement sous lequel elles vivent, au scrutin secret, dans des élections libres et sans entraves ; cela signifie qu’il faudrait que règne la liberté de parole et de pensée ; que les tribunaux, indépendants du pouvoir exécutif et impartiaux devraient appliquer les lois qui ont reçu l’assentiment massif de larges majorités ou qui ont été consacrées par le temps et par l’usage. Voilà les titres de liberté que l’on devrait trouver dans chaque foyer. Voilà le message que les peuples britannique et américain adressent à l’humanité. Prêchons ce que nous pratiquons ; pratiquons ce que nous prêchons.

J’ai exposé maintenant les deux grands dangers qui menacent les foyers des gens : la guerre et la tyrannie. Je n’ai pas encore parlé de la pauvreté, ni des privations qui sont souvent le principal sujet d’anxiété. Mais si les dangers de la guerre et de la tyrannie sont écartés, il n’y a pas de doute que la science et la coopération pourront apporter d’ici quelques années et certainement au cours des prochaines décennies, au monde qui vient de tirer les leçons de l’école de la guerre, une expansion de son bien-être matériel au-delà de tout ce que l’humanité a connu jusqu’à présent.

Aujourd’hui, en ce moment triste et étouffant, nous sommes plongés dans la famine et la détresse qui sont les conséquences de notre formidable résistance ; mais cela passera, cela passera peut-être rapidement et rien, sauf la folie humaine ou le crime indigne des hommes, ne devrait empêcher une nation d’inaugurer et de jouir d’une ère de plénitude. J’ai souvent employé des expressions que j’ai apprises il y a cinquante ans d’un grand orateur irlando-américain, mon ami Bourke Cockran. « Il y a assez pour tous. La terre est une mère généreuse ; elle fournira, en abondance de la nourriture pour tous ses enfants, à condition seulement qu’ils cultivent son sol dans la justice et dans la paix ». Jusqu’ici je sens que nous sommes tout à fait d’accord.

Tout en continuant de rechercher le moyen de réaliser notre concept stratégique global, j’en arrive maintenant au point crucial de ce que je suis venu vous dire ici. Ni la prévention certaine d’une guerre, ni la montée continue de l’organisation mondiale ne seront acquises sans ce que j’ai appelé l’association fraternelle des peuples anglophones. Cela implique une relation particulière entre le Commonwealth et l’Empire britanniques d’une part et les États-Unis d’autre part. Ce n’est pas le moment de faire des généralités et je vais m’efforcer d’être précis. Une association fraternelle exige non seulement une amitié croissante et une compréhension mutuelle entre nos deux systèmes de société vastes mais analogues, mais également la continuation des relations étroites entre nos conseillers militaires, menant à l’étude commune de dangers potentiels, à la similitude de nos armements et de nos manuels d’instruction ainsi qu’à l’échange d’officiers et de cadets dans les hautes écoles techniques. Elle devrait comprendre la continuation des efforts actuels en faveur de la sécurité mutuelle par l’utilisation commune de toutes les bases militaires navales et aériennes qu’un de nos pays possède, partout dans le monde. Une telle association permettrait peut-être de doubler la mobilité des forces navales et aériennes américaines. Elle augmenterait sensiblement celle des forces de l’Empire britannique et mènerait très probablement, au fur et à mesure que le monde se calmera, à d’importantes économies financières. Nous utilisons d’ores et déjà ensemble un grand nombre d’îles ; d’autres encore pourront très bien être confiées à notre sollicitude commune dans un proche avenir.

Les États-Unis ont déjà conclu un accord de défense permanent avec le Dominion du Canada, très attaché au Commonwealth et à l’Empire britanniques. Cet accord est plus efficace que beaucoup d’autres qui ont souvent été conclus au sein d’alliances formelles. Ce principe devrait être étendu à tout le Commonwealth britannique à titre de réciprocité totale. Ainsi, quoi qu’il arrive, et ainsi seulement, nous assurerons notre propre sécurité et serons capables de travailler ensemble pour les causes nobles et simples qui nous sont chères et qui ne risquent de porter préjudice à personne. Finalement nous pourrons voir naître – et je sens que finalement nous verrons naître – le principe d’une citoyenneté commune, mais contentons-nous de laisser cette décision au destin dont le bras étendu apparaît déjà clairement à beaucoup d’entre nous.

Nous devons toutefois nous poser une question importante. Les relations spéciales entre les États-Unis et le Commonwealth britannique seraient-elles incompatibles avec notre loyauté primordiale à l’égard de l’organisation mondiale ? Je répondrai que, au contraire, c’est peut-être le seul moyen de permettre à cette organisation d’atteindre sa pleine grandeur et sa pleine puissance. Il y a déjà les relations spéciales entre les États-Unis et le Canada, que je viens de mentionner, et il y a les relations spéciales entre les États-Unis et les Républiques d’Amérique du Sud. La Grande-Bretagne a conclu pour vingt ans un traité de coopération et d’assistance mutuelle avec la Russie soviétique. Je suis d’accord avec M. Bevin, le ministre britannique des Affaires étrangères, que, pour notre part, ce traité pourrait bien durer cinquante ans. Notre seul but est l’assistance mutuelle et la collaboration avec la Russie. Les Britanniques entretiennent avec le Portugal une alliance ininterrompue depuis 1384 et cette alliance a porté ses fruits à des moments critiques lors de la dernière guerre. Aucune de ces alliances n’est en contradiction avec un accord mondial ou une organisation mondiale ; au contraire, elles leur sont favorables. « Dans la maison de mon père, il y a beaucoup de demeures ». Les associations spéciales qui sont conclues entre des membres des Nations unies, qui ne contiennent aucun point d’agressivité à l’égard d’aucun autre pays, qui ne poursuivent aucun dessein incompatible avec la Charte des Nations unies, loin d’être nocives, sont propices, voire, à mon avis, indispensables.

J’ai parlé tout à l’heure, Mesdames et Messieurs, du temple de la paix. Les travailleurs de tous les pays doivent construire ce temple. Si deux de ces travailleurs se connaissent particulièrement bien et sont de vieux amis, si leurs familles sont alliées et s’ils ont « confiance dans leurs objectifs mutuels, s’ils espèrent en leur avenir réciproque et s’ils sont indulgents envers leurs défauts réciproques » – je cite quelques bonnes paroles que j’ai lues ici l’autre jour – pourquoi ne pourraient-ils pas travailler ensemble à la tâche commune en tant qu’amis et partenaires ? Pourquoi ne pas partager leurs outils et augmenter ainsi leur puissance de travail réciproque ? C’est bien là ce qu’ils doivent faire, sinon le temple risque de ne pas être construit ou, s’il est construit, de s’écrouler, et nous aurons prouvé une nouvelle fois que nous sommes incapables d’apprendre et il nous faudra revenir en arrière et tenter une troisième fois d’apprendre à l’école de la guerre et cette guerre sera incomparablement plus cruelle que celle dont nous venons d’être libérés. Les temps des ténèbres risquent de recommencer, l’âge de pierre risque de revenir sur les ailes scintillantes de la science, et ce qui pourrait aujourd’hui inonder l’humanité de bienfaits matériels incommensurables risquerait de provoquer jusqu’à sa destruction totale. Prenez garde, vous dis-je ! le temps risque de nous manquer. Ne laissons pas libre cours aux événements jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Si nous voulons une association fraternelle comme je viens de la décrire, avec cette force et cette sécurité supplémentaires que nos deux pays peuvent en tirer, faisons en sorte que ce grand événement soit connu du monde entier et qu’il joue son rôle en consolidant et en stabilisant les fondements de la paix. Voilà le chemin de la sagesse. Il vaut mieux prévenir que guérir.

Une ombre est tombée sur les scènes qui avaient été si clairement illuminées récemment par la victoire des Alliés. Personne ne sait ce que la Russie soviétique et son organisation communiste internationale ont l’intention de faire dans l’avenir immédiat, ni où sont les limites, s’il en existe, de leurs tendances expansionnistes et de leur prosélytisme. J’éprouve une profonde admiration et un grand respect pour le vaillant peuple russe et pour mon camarade de combat, le maréchal Staline. Il existe en Grande-Bretagne – de même qu’ici, je n’en doute pas – une profonde sympathie et beaucoup de bonne volonté à l’égard des peuples de toutes les Russies et une détermination à persévérer, malgré beaucoup de divergences et de rebuffades, à établir des amitiés durables. Nous comprenons le besoin de la Russie de se sentir en sécurité le long de ses frontières occidentales en éliminant toute possibilité d’une agression allemande. Nous accueillons la Russie à sa place légitime au milieu des nations dirigeantes du monde. Nous accueillons son pavillon sur les mers. Par-dessus tout, nous nous félicitons des contacts fréquents et croissants entre le peuple russe et nos propres populations de part et d’autre de l’Atlantique. Il est toutefois de mon devoir, car je suis sûr que vous souhaitez que je vous expose les faits tels que je les vois, de rappeler devant vous certains faits concernant la situation présente en Europe.

De Stettin dans la Baltique jusqu’à Trieste dans l’Adriatique, un rideau de fer est descendu à travers le continent. Derrière cette ligne se trouvent toutes les capitales des anciens États de l’Europe centrale et orientale. Varsovie, Berlin, Prague, Vienne, Budapest, Belgrade, Bucarest et Sofia, toutes ces villes célèbres et les populations qui les entourent se trouvent dans ce que je dois appeler la sphère soviétique, et toutes sont soumises, sous une forme ou sous une autre, non seulement à l’influence soviétique, mais aussi à un degré très élevé et, dans beaucoup de cas, à un degré croissant, au contrôle de Moscou. Seule Athènes – la Grèce et ses gloires immortelles – est libre de décider de son avenir dans des élections contrôlées par des observateurs britanniques, américains et français. Le gouvernement polonais dominé par la Russie a été encouragé à empiéter largement et de façon illégitime sur l’Allemagne, et nous assistons actuellement à des expulsions massives de millions d’Allemands dans une mesure atroce et inimaginable. Les partis communistes, qui étaient très faibles dans tous ces États de l’Est européen, se sont vu élevés à une prédominance et un pouvoir bien au-delà de leur importance numérique et cherchent partout à accéder à un contrôle totalitaire. Des gouvernements policiers dominent dans presque tous les cas et, jusqu’à présent, à l’exception de la Tchécoslovaquie, il n’y a pas de vraie démocratie.

La Turquie et la Perse sont toutes les deux profondément inquiètes et troublées devant les revendications dont elles font l’objet et la pression exercée par le gouvernement de Moscou. Les Russes à Berlin tentent actuellement de mettre sur pied un parti quasi communiste dans leur zone de l’Allemagne occupée en accordant des faveurs spéciales à des groupes de dirigeants allemands de gauche. À la fin des combats en juin dernier, les armées américaines et britanniques se sont retirées vers l’ouest, conformément à un accord conclu préalablement, jusqu’à une distance atteignant par endroits plus de 200 kilomètres le long d’un front de près de 600 kilomètres, afin de permettre à nos alliés russes d’occuper ce vaste territoire que les démocraties occidentales avaient conquis.

Si le gouvernement soviétique tente maintenant, par une action séparée, de construire une Allemagne pro-communiste dans les régions qu’il contrôle, cela va provoquer de nouvelles difficultés sérieuses dans les zones britannique et américaine, et donner aux Allemands vaincus le pouvoir de se mettre eux-mêmes aux enchères entre les Soviétiques et les démocraties occidentales. Quelles que soient les conclusions que l’on peut tirer de ces faits – car ce sont des faits – ce n’est certainement pas là l’Europe libérée pour la construction de laquelle nous avons combattu. Ce n’est pas non plus une Europe qui présente les caractéristiques essentielles d’une paix durable.

La sécurité du monde exige une nouvelle unité en Europe, dont aucune nation ne doit être exclue pour toujours. C’est de la lutte entre les races puissantes de nos ancêtres en Europe que sont nées les guerres mondiales que nous avons vécues, ou celles qui se sont déroulées à des époques antérieures. Deux fois au cours de notre propre vie, nous avons vu comment, contre leur volonté et leurs traditions, contre les arguments invoqués dont il est impossible de ne pas comprendre la force, les États-Unis ont été entraînés par des forces irrésistibles dans ces deux guerres, à temps pour assurer la victoire de la bonne cause, mais seulement après qu’avaient eu lieu des massacres et des destructions effroyables. Deux fois les États-Unis ont été obligés d’envoyer plusieurs millions de leurs jeunes gens au-delà de l’Atlantique pour trouver la guerre ; mais maintenant la guerre peut trouver n’importe quelle nation, n’importe où et n’importe quand. Il est évident que nous devons travailler avec détermination pour rétablir une paix globale en Europe, au sein de la structure des Nations unies et en accord avec sa charte. À mon sens c’est là un devoir politique évident d’une très grande importance.

Face au rideau de fer qui divise l’Europe, il y a d’autres causes d’inquiétude. En Italie le parti communiste se trouve sérieusement gêné parce qu’il doit soutenir les revendications du maréchal Tito, formé par le communisme, sur l’ancien territoire italien au nord de l’Adriatique. Néanmoins l’avenir de l’Italie est en suspens. Une fois de plus, il est impossible d’imaginer une Europe régénérée sans une France puissante. Tout au long de ma vie publique, j’ai oeuvré pour une France forte et je n’ai jamais perdu confiance en sa destinée, même au cours des heures les plus sombres. Je ne vais pas perdre confiance maintenant. Pourtant, dans un grand nombre de pays, loin des frontières russes et partout à travers le monde, les cinquièmes colonnes communistes se sont installées et travaillent en parfaite unité et dans l’obéissance absolue aux directives qu’elles reçoivent du centre communiste. A l’exception du Commonwealth britannique et des États-Unis, où le communisme en est encore à ses débuts, les partis communistes ou les cinquièmes colonnes constituent un défi et un danger croissants pour la civilisation chrétienne. Ce sont là des faits sombres que nous sommes obligés de mentionner au lendemain d’une victoire remportée par une si grande et belle camaraderie sous les armes et pour la cause de la liberté et de la démocratie ; mais il serait très imprudent de ne pas y faire face résolument alors qu’il en est encore temps.

Les perspectives sont effrayantes aussi en Extrême-Orient et surtout en Mandchourie. L’accord conclu à Yalta, avec ma participation, a été extrêmement favorable à la Russie soviétique, mais il a été conclu à un moment où personne ne pouvait dire que la guerre contre l’Allemagne ne risquait pas de se prolonger tout au long de l’été et de l’automne de 1945 et où l’on s’attendait à ce que la guerre contre le Japon se poursuive encore pendant 18 mois après la fin de la guerre contre l’Allemagne. Dans votre pays, vous êtes tous si bien informés sur l’Extrême-Orient et vous êtes des amis si dévoués de la Chine que je n’ai pas besoin de m’étendre sur la situation qui règne là-bas.

J’ai senti qu’il était de mon devoir d’attirer votre attention sur l’ombre qui, à l’ouest comme à l’est, tombe sur le monde. J’étais ministre au moment du traité de Versailles et un proche ami de Lloyd George, qui était à la tête de la délégation britannique à Versailles. Pour ma part, je n’étais pas d’accord sur un grand nombre de choses qui ont été faites, mais je garde en moi une très forte impression de la situation d’alors et il m’est douloureux de la comparer à ce qui se passe maintenant. À ce moment-là régnaient de grands espoirs et une confiance illimitée que les guerres étaient finies et que la Société des Nations allait devenir toute puissante. Je ne retrouve ni ne sens cette confiance, ni même ces espoirs, dans le monde inquiet d’aujourd’hui.

D’un autre côté, Mesdames et Messieurs, je repousse l’idée qu’une nouvelle guerre est inévitable, voire imminente. C’est parce que je suis sûr que notre destin est toujours entre nos mains et que nous détenons le pouvoir de sauver l’avenir, que j’estime qu’il est de mon devoir de parler maintenant que j’ai l’occasion et l’opportunité de le faire. Je ne crois pas que la Russie soviétique désire la guerre. Ce qu’elle désire, ce sont les fruits de la guerre et une expansion illimitée de sa puissance et de ses doctrines. Toutefois, ce que nous devons considérer ici aujourd’hui, pendant qu’il en est encore temps, c’est la prévention permanente de la guerre et la réalisation de conditions de la paix et de la démocratie aussi rapidement que possible dans tous les pays. Nous ne viendrons pas à bout des difficultés et des dangers en se voilant la face. Nous ne les ferons pas disparaître en attendant simplement de voir ce qui va se passer ; nous ne les écarterons pas non plus par une politique d’apaisement. Ce qu’il faut, c’est un arrangement et plus nous tardons à le conclure, plus il sera difficile à trouver et plus les dangers qui nous menacent deviendront importants.

Ce que j’ai pu voir chez nos amis et alliés russes pendant la guerre, m’a convaincu qu’il n’y a rien qu’ils admirent autant que la force et rien qu’ils respectent moins que la faiblesse, surtout la faiblesse militaire. C’est pourquoi la vieille doctrine d’un équilibre des forces est hasardeuse. Nous ne pouvons nous permettre, s’il est en notre pouvoir de l’éviter, de nous appuyer sur des marges étroites et d’éveiller ainsi les tentations d’une épreuve de force. Si les démocraties occidentales s’unissent dans le strict respect des principes de la Charte des Nations unies, leur influence dans la propagation de ces principes sera immense et personne ne sera capable de les molester. Mais si elles sont divisées, si elles manquent à leur devoir et qu’elles laissent échapper ces années ô combien importantes, alors une catastrophe risque effectivement de s’abattre sur nous tous.

La dernière fois, j’ai tout vu venir et je l’ai crié à mes propres concitoyens et au monde mais personne n’y a prêté attention. Jusqu’en 1933 ou même jusqu’en 1935, l’Allemagne aurait peut-être pu être sauvée du terrible destin qui s’est abattu sur elle et nous aurions peut-être pu échapper tous aux malheurs que Hitler a lâchés sur l’humanité. Jamais dans toute l’histoire une guerre n’aurait pu être évitée plus facilement par une action engagée au moment opportun que celle qui vient de ravager de si vastes étendues du globe. Cette guerre aurait pu être évitée à mon avis sans coup férir, et l’Allemagne pourrait être puissante, prospère et honorée aujourd’hui ; mais personne ne voulait écouter et l’un après l’autre nous fûmes tous aspirés par l’affreux tourbillon. Nous devons absolument faire en sorte, Mesdames et Messieurs, que cela ne se reproduise plus. Nous n’y parviendrons que si nous réalisons aujourd’hui, en 1946, une bonne entente sur tous les points avec la Russie sous l’autorité générale de l’Organisation des Nations unies et si nous maintenons cette bonne entente pendant de longues années de paix grâce à cet instrument mondial soutenu par toute la force du monde anglophone et de toutes ses connections. Voilà la solution que je vous offre respectueusement dans ce discours auquel j’ai donné le titre « Le nerf de la paix ».

Que personne ne sous-estime la puissance éternelle de l’Empire britannique et du Commonwealth. Même si vous voyez les 46 millions d’habitants de notre île préoccupés par leur approvisionnement en denrées alimentaires, dont ils n’assurent la production que pour moitié, même en temps de guerre, ou même si nous éprouvons des difficultés à faire redémarrer nos industries et nos exportations après six années d’efforts de guerre passionnés, n’allez pas penser que nous ne sortirons pas de ces sombres années de privations comme nous sommes sortis des glorieuses années d’agonie, ou que, d’ici un demi-siècle, vous ne verrez pas 70 ou 80 millions de Britanniques dispersés de par le monde et unis dans la défense de nos traditions, de notre façon de vivre et des causes universelles que vous et nous embrassons de même. Si la population du Commonwealth anglophone se joint effectivement à celle des États-Unis, avec tout ce qu’une telle coopération implique dans les airs, sur les mers, partout sur le globe, dans les sciences et l’industrie, et dans la force morale, alors aucun équilibre tremblant, précaire entre les forces en présence ne servira de tentation à l’ambition et à l’aventure. Au contraire, il y aura une certitude absolue de sécurité. Si nous adhérons loyalement à la Charte des Nations unies et si nous avançons avec une force calme et sobre, en ne convoitant ni le territoire ni les trésors de personne, en ne cherchant pas à imposer un contrôle arbitraire sur les pensées des hommes, si toutes les forces et les convictions morales et matérielles de la Grande-Bretagne se joignent aux vôtres dans une association fraternelle, alors les routes de l’avenir deviendront claires, non seulement pour nous, mais pour tous, non seulement pour le présent, mais pour le siècle à venir.

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Discours Churchill à Zurich – Etats-Unis d’Europe

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