Discours d’Alphonse de Lamartine contre le duel
Ce discours contre le duel a été prononcé par Alphonse Lamartine à l’Assemblée nationale le 28 février 1835. Au rebours de la pensée de l’époque, très sourcilleuse sur la question du « point d’honneur ». Lamartine s’oppose avec force contre le duel, et refuse que la France soit « un pays où l’honneur est plus cher que la vie. »
« Je viens combattre l’ordre du jour proposé par la commission. La funeste habitude du duel est la dernière trace de barbarie qui reste dans nos mœurs. Jusqu’ici, il est vrai, comme le dit l’honorable préopinant, les lois ont été impuissantes : elles ont été impuissantes parce qu’elles touchaient au point le plus sensible du caractère national, à cette susceptibilité de point d’honneur, à cet amour-propre irritable qui s’offense d’un mot et qui, pour se venger, se fait à la fois juge et bourreau. Elles ont été impuissantes aussi parce qu’elles ont été trop sévères, et que l’excessive sévérité des lois les rend inutiles en les rendant inapplicables. On n’effraye pas par la mort celui qui va risquer sa vie. Faut-il, comme le prétendent certaines personnes, renoncer à toute tentative de législation à cet égard et laisser les mœurs s’adoucir d’elles-mêmes et flétrir cette abominable épreuve du sang ? Je ne puis partager cette opinion : les duels abandonnés à eux-mêmes depuis tant d’années n’ont pas diminué d’intensité ni de nombre, et chaque jour vous révèle de nouvelles victimes de ce tribunal de hasard auquel on en appelle toujours, tout en le méprisant.
Des législateurs seraient coupables de fermer les yeux. La loi ne doit jamais se déclarer impuissante. Des violations aussi répétées, aussi sanglantes, indiquent toujours quelque grave imperfection ou quelques omissions dans les lois. Il faut, pour qu’on persévère ainsi à se faire justice soi-même aux dépens de sa propre vie, en sacrifiant sa morale, sa raison, sa religion même, il faut qu’il y ait quelques graves intérêts, quelques droits personnels qui ne soient pas suffisamment protégés, garantis, vengés par la loi commune ! Le législateur doit y penser.
Il doit y penser avec d’autant plus de prévoyance qu’un nouvel organe de collisions et d’injures personnelles vient de se constituer dans la presse et dans le journalisme. L’injure autrefois n’était entendue que d’un petit nombre de témoins, elle pouvait se taire ou s’oublier ; aujourd’hui elle est écrite et entendue d’un bout de la France à l’autre ; elle ne manque pas d’appeler de nouvelles récriminations et de nouvelles vengeances. Tous les duels meurtriers de ces derniers temps ont eu leur origine dans les élections, dans la tribune ou dans la presse. Les occasions plus fréquentes appellent des précautions plus fortes et une législation plus efficace.
Certes, il faut cent fois plus de courage pour refuser un duel que pour en accepter dix, dans un pays où l’honneur est plus cher que la vie. Eh bien ! L’effet de la loi doit être d’encourager ce refus et d’effrayer par des pénalités réelles les provocateurs et les témoins. Les combattants ont la colère et la vengeance pour excuse, les témoins n’en ont pas. Des amendes énormes contre les témoins, des amendes ruineuses et des privations de droits civils contre les combattants ; voilà les peines efficaces que le bon sens et le mœurs indiquent. On craint de se fermer toutes les carrières, on craint de ruiner toute sa famille, quand on ne craint pas d’essuyer un coup de pistolet.
Mais quand les lois sont inefficaces, les mœurs se modifient par les mœurs, et la force d’association, la force la plus irrésistible de nos temps modernes, a eu souvent, sur des habitudes vicieuses ou criminelles des populations les moins éclairées, une efficacité toute puissante. J’aime à croire qu’elle pourrait être employée avec succès contre le duel. Nous venons de voir en Angleterre et en Amérique surtout les sociétés de tempérance introduire presque soudainement dans les dernières classes d’un peuple adonné à l’abus des liqueurs fortes une admirable sobriété. Le vice a cédé à l’amour-propre ; on s’est tenu la parole qu’on s’était religieusement donnée, et en deux années l’usage des eaux-de-vie et du vin a été réduit de deux cent mille hectolitres : l’ivresse a disparu sous le mépris du peuple même.
Ne pourrions-nous pas, Messieurs, chercher dans des associations de cette nature le remède au mal dont nous nous plaignons ? Pour refuser seul un duel, il faut un courage trop héroïque ; pour le refuser d’avance en communauté avec un grand nombre de jeunes hommes associés dans un but moral, il ne faut qu’une ferme et généreuse résolution. La honte disparaît. La responsabilité du refus, en portant sur l’association tout entière, ne porterait sur personne, et ces sociétés de justice et d’humanité, plus utiles et plus religieuses que les sociétés de tempérance qui ne préviennent que des vices, préviendraient le crime de nos mœurs et épargneraient le sang humain.
Je demande le renvoi au ministère de la justice. »