Jeudi décembre 26th 2024

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Les Liaisons Dangereuses – Lettre 173

Ni Cécile de Volanges, ni la présidente de Tourvel n’ont réussi à résister au Vicomte de Valmont. La première se condamne au couvent pour le reste de sa vie, la seconde est morte de chagrin. Le vicomte est tué lors d’un duel. Mais, avant de mourir, il rend public sa correspondance avec la marquise de Merteuil, dévoilant ainsi l’hypocrisie et la méchanceté  de sa complice, qui ignore encore cette trahison…

Pierre Choderlos de Laclos, Les liaisons dangereuses – Lettre CLXXIII – 1782

« Le châtiment de Mme de Merteuil… »

Madame de Volanges à Madame de Rosemonde

O mon amie! De quel voile effrayant vous enveloppez le sort de ma fille! Et vous paraissez craindre que je ne tente de le soulever! Que me cache-t-il donc qui puisse affliger davantage le coeur d’une mère, que les affreux soupçons auxquels vous me livrez? Plus je connais votre amitié, votre indulgence, et plus mes tourments redoublent: vingt fois, depuis hier, j’ai voulu sortir de ces cruelles incertitudes, et vous demander de m’instruire sans ménagement, et sans détour; et chaque fois j’ai frémi de crainte, en songeant à la prière que vous me faites de ne pas vous interroger. Enfin, je m’arrête à un parti qui me laisse encore quelque espoir; et j’attends de votre amitié que vous ne vous refuserez pas à ma prière: c’est de me répondre si j’ai à peu près compris ce que vous pouviez avoir à me dire; de ne pas craindre de m’apprendre tout ce que l’indulgence maternelle peut couvrir, et qui n’est pas impossible à réparer. Si mes malheurs excèdent cette mesure, alors je consens à vous laisser en effet ne vous expliquer que par votre silence; voici donc ce que j’ai su déjà, et jusqu’où mes craintes peuvent s’étendre.

Ma fille a montré avoir quelque goût pour le chevalier Danceny, et j’ai été informée qu’elle a été jusqu’à recevoir des lettres de lui, et même jusqu’à lui répondre; mais je croyais être parvenue à empêcher que cette erreur d’un enfant n’eût aucune suite dangereuse: aujourd’hui que je crains tout, je conçois qu’il serait possible que ma surveillance eût été trompée, et je redoute que ma fille, séduite, n’ait mis le comble à ses égarements.

Je me rappelle encore plusieurs circonstances qui peuvent fortifier cette crainte. Je vous ai mandé que ma fille s’était trouvée mal à la nouvelle du malheur arrivé à M. de Valmont; peut-être cette sensibilité avait-elle seulement pour objet l’idée des risques que M. Danceny avait courus dans ce combat. Quand depuis elle a tant pleuré en apprenant tout ce qu’on disait de Mme de Merteuil, peut-être ce que j’ai cru la douleur de l’amitié n’était que l’effet de la jalousie ou du regret de trouver son amant infidèle. Sa dernière démarche peut encore, ce me semble, s’expliquer par le même motif. Souvent on se croit appelée à Dieu, par cela seul qu’on se sent révoltée contre les hommes. Enfin, en supposant que ces faits soient vrais, et que vous en soyez instruite, vous aurez pu, sans doute, les trouver suffisants pour autoriser le conseil rigoureux que vous me donnez.

Cependant, s’il était ainsi, en blâmant ma fille, je croirais pourtant lui devoir encore de tenter tous les moyens de lui sauver les tourments et les dangers inséparables d’une vocation illusoire et passagère. Si M. Danceny n’a pas perdu tout sentiment d’honnêteté, il ne se refusera pas à réparer un tort dont lui seul est l’auteur; et je peux croire enfin que le mariage de ma fille est assez avantageux pour qu’il puisse en être flatté, ainsi que sa famille.

Voilà, ma chère et digne amie, le seul espoir qui me reste; hâtez-vous de le confirmer, si cela vous est possible. Vous jugez combien je désire que vous me répondiez, et quel coup affreux me porterait votre silence.

J’allais fermer ma lettre, quand un homme de ma connaissance est venu me voir, et m’a raconté la cruelle scène que Mme de Merteuil a essuyée avant-hier. Comme je n’ai vu personne tous ces jours derniers, je n’en avais rien su jusqu’à ce moment; en voilà le récit, tel que je le tiens d’un témoin oculaire.

Mme de Merteuil, en arrivant de la campagne, avant-hier jeudi, s’est fait descendre à la Comédie Italienne, où elle avait sa loge; elle y était seule, et, ce qui dut lui paraître extraordinaire, aucun homme ne s’y présenta pendant tout le spectacle. A la sortie, elle entra, suivant son usage, au petit salon, qui était déjà rempli de monde; sur-le-champ il s’éleva une rumeur, mais dont apparemment elle ne se crut pas l’objet. Elle aperçut une place vide sur l’une des banquettes, et elle alla s’y asseoir; mais aussitôt toutes les femmes qui y étaient déjà se levèrent comme de concert, et l’y laissèrent absolument seule. Ce mouvement marqué d’indignation générale fut applaudi de tous les hommes, et fit redoubler les murmures, qui, dit-on, allèrent jusqu’aux huées.

Pour que rien ne manquât à son humiliation, son malheur voulut que M. de Prévan, qui ne s’était montré nulle part depuis son aventure, entrât dans le même moment dans le petit salon. Dès qu’on l’aperçut, tout le monde, hommes et femmes, l’entoura et l’applaudit; et il se trouva, pour ainsi dire, porté devant Mme de Merteuil, par le public qui faisait cercle autour d’eux. On assure que Madame de Merteuil a conservé l’air de ne rien voir et de ne rien entendre, et qu’elle n’a pas changé de figure! Mais je crois ce fait exagéré. Quoi qu’il en soit, cette situation, vraiment ignominieuse pour elle, a duré jusqu’au moment où on a annoncé sa voiture; et à son départ, les huées scandaleuses ont encore redoublé. Il est affreux de se trouver parente de cette femme. M. de Prévan a été, le même soir, fort accueilli de tous ceux des officiers de son corps qui se trouvaient là, et on ne doute pas qu’on ne lui rende bientôt son emploi et son rang.

La même personne qui m’a fait ce détail m’a dit que Mme de Merteuil avait pris la nuit suivante une très forte fièvre, qu’on avait cru d’abord être l’effet de la situation violente où elle s’était trouvée; mais qu’on sait, depuis hier au soir, que la petite vérole s’est déclarée, confluente et d’un très mauvais caractère. En vérité, ce serait, je crois, un bonheur pour elle d’en mourir. On dit encore que toute cette aventure lui fera peut-être beaucoup de tort pour son procès, qui est près d’être jugé, et dans lequel on prétend qu’elle avait besoin de beaucoup de faveur.

Adieu, ma chère et digne amie. Je vois bien dans tout cela les méchants punis; mais je n’y trouve nulle consolation pour leurs malheureuses victimes.

Paris, 18 décembre 17**.

Voir aussi:

Les autres Lettres des Liaisons Dangereuses

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