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Discours Gambetta: Il n’y a qu’une France et qu’une République

Léon Gambetta

« Il n’y a qu’une France et qu’une République »

Discours prononcé par Léon Gambetta le 21 juin 1880. Il s’exprime à la tribune de la Chambre des députés pour l’amnistie totale des communards. Mais au-delà de ce point, ce discours est un véritable plaidoyer pour la réconciliation nationale. Après ce discours, Gambetta apparaît comme le leader de la coalition républicaine.

« Messieurs, j’ai cédé à l’impérieux sentiment du devoir en demandant à la Chambre de vouloir bien m’entendre dans la question qui s’agite aujourd’hui devant elle ; non pas, comme l’a dit le préopinant*, parce que la grande mesure dont le gouvernement prend aujourd’hui l’initiative, que les ministres sont venus défendre et que la majorité va ratifier, soit l’œuvre d’une personnalité quelconque. Non, messieurs, et dans cette question, il n’y a rien à cacher ; le gouvernement pour répondre au sentiment du pays, doit être tenu au courant de ses affaires : il a tout naturellement pensé que, avant de mettre la dernière main à cette grande loi d’abolition et d’absolution, il était peut-être nécessaire de connaître l’opinion, non pas d’un homme, mais de tous les hommes de la majorité de la Chambre. (« Très bien ! Très bien ! » à gauche et au centre.)

C’est à ce titre, et non à un autre que j’ai été consulté. Et je donnerais à ce débat une tournure blessante pour ma dignité personnelle si je répondais à des attaques, à des insinuations, qui, pour s’être produites à cette tribune, n’en sont pas plus fondées. Non, je ne suis pas au-dessus du gouvernement ; pas plus que je ne suis à côté de l’honorable monsieur Granier de Cassagnac.(« Très bien ! Très bien ! » à gauche.)

Je suis à mon rang et à ma place, je suis au poste où votre confiance m’a élevé. (Applaudissements à gauche et au centre.)

Eh bien ! Messieurs, je le sais, je l’ai vu, je l’entends tous les jours ; ne pensez pas, ne pensez jamais qu’il y ait un autre moyen de supprimer ces récriminations éhontées sur la guerre civile autrement que par une mesure d’abolition complète, absolue ; ne le pensez pas !

Pourquoi ? Parce que vous ne referez pas l’histoire ; parce que vous ne pourrez pas aller de quartier en quartier dans tout ce Paris qui a cette vie tragique et épouvantable qui va du 4 septembre au 26 mai ; parce que vous ne pourrez pas refaire la vérité dans ces cerveaux obscurcis et dans ces âmes troublées ; et entendez-le bien ! Tant que restera une question d’amnistie, vraie ou fausse, posée sur une tête indigne ou sur une tête obscure, vous pouvez être convaincus que, toujours et nécessairement, vous verrez une grande masse s’égarer qu’il eût fallu recueillir, vous verrez des esprits s’enflammer et s’exaspérer qu’il eût été fort simple de maintenir dans la ligne droite.

Et alors vous voulez que je me taise, que je ne dise pas à mes amis, qui sont au pouvoir, sans empiéter sur leur indépendance qui est entière, car si elle n’était pas entière, c’est ma conscience qui ne le serait pas !… (Bravos. Applaudissements prolongés à gauche et au centre), vous voulez que je ne leur dise pas : « Oui, il y a un intérêt supérieur qui s’impose ; oui, il y a une raison d’État qui ouvre et dessille les yeux les plus obstinément fermés ! » C’est que, dans un pays de démocratie, dans un pays de suffrage universel, de disputes ardentes dans les comices électoraux, il y a un moment où, coûte que coûte, il faut jeter le voile sur les crimes, les défaillances, les lâchetés et les excès commis. (Vifs applaudissements.)

Rappelez-vous, messieurs, que si vous ajournez l’amnistie jusqu’à la veille des élections de 1881, on exploitera le pardon accordé aux gens de la Commune comme un complot, comme une sédition ; on épouvantera la France, en lui présentant les dangers du retour d’hommes chargés de crimes, couverts de sang, altérés de vengeance ; tandis que, si vous faites l’amnistie aujourd’hui, il en sera comme des prédictions sinistres qu’on faisait sur le retour des Chambres à Paris.

Dans quinze mois, quand nous reviendrons devant nos électeurs, devant le suffrage universel, nous pourrons le prendre à témoin que, depuis le jour où vous avez voté l’amnistie, l’oubli, le pardon, le silence se sont faits sur la guerre civile. Voilà pourquoi je trouve l’amnistie opportune ; voilà pourquoi je l’ai conseillée, (Très bien ! Très bien ! )

…car c’est l’honneur du gouvernement républicain à côté duquel je suis, d’avoir pu, en matant les factions, fonder la République, ramener les Chambres dans Paris, décréter successivement la rentrée sur le sol national des hommes compromis dans nos discordes ; c’est l’honneur, la force de ce gouvernement, et il a bien le droit, au nom de la République, au nom de la France, de vous dire : « J’ai la garantie et le dépôt de l’ordre et des libertés nationales dans les mains, ayez confiance en moi, marchez avec moi. »

Oui, ce gouvernement a le droit de tenir un tel langage, et, permettez-moi de vous le dire, vous avez le devoir de réfléchir, vous avez le devoir, que vous avez accompli en bien d’autres moments, de descendre au fond de vos consciences, de vous mettre en présence des conséquences, des avantages de la politique de concorde qui est aujourd’hui devant vous et de vous poser ce dilemme : oui ou non, devons-nous consentir à faire l’amnistie ? Votre réponse est oui ! n’est-ce pas ? Personne ne se lève dans cette assemblée qui ose dire : « Non ! Jamais nous ne ferons l’amnistie ; il faut persister dans une politique implacable, qui ne connaît que des fautes inexpiables. »

II faut donc faire l’amnistie et par conséquent, la seule question politique qui se pose et qui s’impose à l’attention du Parlement est celle-ci : existe-t-il un moment, plus favorable pour la faire ? (Applaudissements prolongés à gauche et au centre) Je dis qu’il n’en existe pas ! Pourquoi ?

Parce que si le pays – et je pense avoir étudié avec soin la marche des esprits – est résolu à ne pas se payer d’apparences, à ne jamais céder aux impatiences, aux ardeurs, même légitimes, des uns, il est résolu aussi à ne pas laisser passer les heures propices aux grandes mesures. J’ai écouté le pays, je l’ai suivi, je l’ai lu dans ses diverses manifestations écrites ; je l’ai étudié dans ses diverses manifestations électorales.

Et où est donc l’opinion publique, si elle n’est pas dans ces rendez-vous, si elle n’est pas dans ces consultations, solennelles à tous les degrés, où les électeurs donnent l’opinion de la France ?

Après avoir écouté, interrogé le pays, je suis arrivé à cette solution : non, la France n’est pas passionnée pour l’amnistie, elle n’y apporte ni ardeur ni enthousiasme, elle sait ce que lui a coûté cette série de crimes ; elle sait quelle a été la rançon de cette folie inoubliable ! Non, elle n’est pas passionnée pour l’amnistie, et, si elle n’avait qu’à prononcer un arrêt, il serait bien vite écrit en caractères ineffaçables.

Mais, messieurs, si la France ne subit pas d’entraînement vers l’amnistie, elle éprouve un sentiment que les hommes politiques doivent enregistrer : c’est celui de la lassitude. (« Très bien ! » Applaudissements à gauche.) Elle est fatiguée, exaspérée d’entendre constamment se reproduire ces débats sur l’amnistie, dans toutes les questions, à propos de toutes les élections, de toutes les contentions électorales, et elle dit à ses gouvernants et à vous-mêmes : « Quand me débarrasserez-vous de ce haillon de guerre civile ? » (Bravos à gauche.)

[...]

Je le sais, messieurs, il y a deux politiques, il y en a eu deux de tout temps, et il y en aura toujours deux, parce que le mouvement de l’esprit humain est ainsi fait qu’il porte les uns à l’innovation, à la marche en avant, à l’affirmation toujours plus hardie et toujours plus audacieuse vers le progrès, vers la conquête et vers la réforme ; et qu’il retient les autres qui, par tempérament, par qualité d’esprit,  – car c’est souvent une qualité, il y a plus de lest dans les esprits qui résistent – sont au contraire pour le stationnement, pour le calcul longtemps balancé avant la résolution. J’aime ces deux esprits et je les respecte.

Mais que voulez-vous ? Vous allez peut-être m’accuser d’opportunisme ! Je sais que le mot est odieux… (Sourires.) Pourtant, je pousse encore l’audace jusqu’à affirmer que ce barbarisme cache une vraie politique… (Applaudissements), que c’est en s’inspirant de la générosité des uns et de l’esprit d’examen des autres qu’il faut se décider. Et alors, étant face à face avec les difficultés, je dis à ceux-ci : « Vous touchez à la réalisation d’une mesure qui, peut-être, aurait été facilitée si elle eût été entourée, dans les réclamations qui se sont produites, de plus de mesure, de plus de sagesse. Et aux autres, je dis : « Le moment est venu de se résoudre ; ne voyez-vous pas entre nous et ceux qui ne sont que des anarchistes de profession, qui ne sont que de purs démagogues, que des fauteurs de désordre ; ne voyez-vous pas entre eux et nous une année compacte de braves gens, d’électeurs honnêtes et sincères qui, troublés et égarés, considèrent l’amnistie comme le retour aux plus détestables doctrines ? Ne sentez-vous pas qu’il est nécessaire d’aller à eux, de les rassurer et de leur dire : «  La République, c’est un gouvernement de démocratie, c’est le gouvernement qui est le plus fort de tous les gouvernements connus contre la démagogie. Pourquoi ? Parce qu’il ne gouverne et ne réprime ni au nom d’une famille ni au nom d’une maison, mais au nom de la loi et de la France  » » (Bravos et applaudissements répétés à gauche et au centre.)

[...]

On a dit, et on a dit avec raison – cela saute aux yeux –, que le 14 juillet étant une fête nationale, un rendez-vous où, pour la première fois, l’armée, organe légitime de la nation, se trouvera face à face avec le pouvoir, où elle reprendra ces drapeaux, hélas, si odieusement abandonnés… (Bravos et applaudissements prolongés.) Oh ! Oui, il faut que ce jour-là, devant la patrie… (Nouveaux applaudissements), il faut qu’en face du pouvoir, en face de la nation représentée par ses mandataires fidèles, en face de cette armée, « suprême espoir et suprême pensée » comme disait un grand poète, qui, lui aussi, dans une autre enceinte, devançant tout le monde, avait plaidé la cause des vaincus… (Applaudissements), il faut que vous fermiez le livre de ces dix années ; que vous mettiez la pierre tumulaire de l’oubli sur les crimes et sur les vestiges de la Commune, et que vous disiez à tous, à ceux-ci dont on déplore l’absence, et à ceux-là dont on regrette quelquefois les contradictions et les désaccords, qu’il n’y a qu’une France et qu’une République. » (Acclamations et applaudissements prolongés. Un grand nombre de membres se lèvent de leur place et s’empressent autour de l’orateur pour le féliciter lorsqu’il descend de la tribune.)

* Le député du Gers : Paul Granier de Cassagnac

Voir aussi:

Discours Gambetta « Il faudra se soumettre ou se démettre »

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